2011 > 2012
"El muerto se ríe del degollado"
Ce qui frappe, c’est de voir le soin et la délicatesse dont Christian Berthelot fait preuve pour nous rappeler que nous sommes enfoncés jusqu’au cou dans la merde.
Je pense que s’il avait opté pour une esthétique différente, plus crasseuse, plus négligée, explicitement violente, il unirait sa voix (et sa voix se diluerait) au mugissement de tant d’autres émissaires du chaos terrestre et de l’Apocalypse, destiné aux galeries d’art ou aux salles de cinéma et de théâtre ; s’il avait procédé de la sorte, la parenté entre le contenu et la forme serait si évidente que le résultat ne nous perturberait pas.
Berthelot s’efforce de placer et d’éclairer chaque objet de façon précieuse, en composant des natures mortes basées sur des géométries prévisibles, en choisissant pour ses prises de vue des angles qui ont le don de nous calmer ; il soumet ce que lui-même nomme misérable à un traitement qui le rend beau, comme s’il s’agissait d’immortaliser un stylo Mont-Blanc ou un carré Hermès ; et il y a là quelque chose d’ironique, d’amer peut-être, chacun l’interprétera comme il voudra.
Aucun d’entre nous n’est disposé à sortir du marécage que bien souvent nous dénonçons, et pourtant nous sommes conscients d’habiter le délire, d’attenter contre le paysage et les passants. Nous savons nous débrouiller là-dedans, je me demande si nous pourrions survivre en dehors. Nous nous sommes désintéressés du réel, et pendant ce temps nous nous en remettons aux desseins de nos trois sorcières personnelles : les harpies qui se cachent dans notre cartable (l’ordinateur portable et, juste à côté, une tablette tactile) plus celle qui habite l’inquiétante noirceur, les profondeurs de notre poche, et qui parfois nous alerte par une sonnerie sournoise de « vieux téléphone ».
Nous ne nous voyons pas comme une société suicidaire, et pourtant il s’agit bel et bien d’une immolation à la mode basée sur la volupté sans imagination du XXIème siècle – cet hédonisme organisé et suralimenté en information – qui finit par tourner au suicide fashion, une agonie anesthésiée, une façon de se vider de son sang dans la joie et la bonne humeur, entouré de promotions pour tous les goûts : une escapade dans un des Dix meilleurs hôtels avec Spa et cabines UV pour votre animal de compagnie, ou un brunch dominical à la cafétéria d’un des Cinquante musées d’Europe où vous vous sentirez moderne même si vous ne portez pas de lunettes en écaille ou un Week-end inoubliable au cours duquel vous partagerez le gîte et la marmite d’une tribu Mapuche. Des comme ça, et mieux encore, on en trouve à la pelle sur internet, des milliers de façons d’étrangler toute possibilité de transcendance, pour en finir définitivement avec la dignité.
On a vu brûler jusqu’aux racines la notion d’individu. Aujourd’hui, se proclamer individu – se proclamer individu revient à se retrouver sans connexion wifi – est source de terreur.
Personnellement, je n’interprète pas cette série de photos comme une dénonciation de quoi que ce soit, je la savoure comme un geste d’humour noir… Il existe une expression populaire en Argentine : « El muerto se ríe del degollado ». Littéralement : « Le mort se moque de l’égorgé ». Oui, le mort se moque de l’égorgé, nous sommes tous dans la merde, nous partageons le même bourbier.
Et comme la crasse n’est ni plus ni moins que notre crasse, Christian fait bien, je trouve, de la montrer sous un jour aussi beau. Chacun pense que sa merde est la seule qui n’a pas d’odeur, que sa sueur est comme la rosée sur des pétales de fleurs, que son haleine du matin rappelle la brise de l’Himalaya et que son pet sous la couette pourrait être commercialisé dans des flacons de Chanel N°5.
Cette série de photos met l’accent sur la boue qui est la nôtre, celle qui se débat chaque jour dans les medias et à l’Assemblée Nationale et à chaque coin de rue et dans les bars, prise dans une trame visqueuse de mensonges, encore assombrie (je veux parler de la boue) soit par le déjà vu pervers, soit par son contraire, l’outrageusement révoltant, au final rien que des ombres, rien que de l’ignorance, rien que la caverne, rien que Platon, sous l’électricité imposée par la vie, cette âpre propension à continuer poursuivre prolonger enchaîner éterniser engourdir perpétuer conserver et alimenter l’erreur, un enchaînement de courts-circuits qui a débuté avec l’Annonciation du spermatozoïde à l’ovule.
L’auteur de ces photos nous offre sa manière (perverse) de comprendre les choses. Je me dis que, dans le fond, il se moque, il sait que parmi nous personne ne prend la Fin du Monde au sérieux, forcément : l’univers tout entier expire avec notre dernier soupir, et tout le reste n’est que mensonge.
Rodrigo Garcia le 18/02/2013
Traduction : Christilla Vasserot
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